Avec l’ère des faked news et du doute généralisé, nous ne savons plus qui, que, quoi croire. L’on peut croire quelqu’un, ce qui signifie que l’on teint ses actes et ses paroles d’un vernis de vérité. Il ne peut être que sincère, l’on a foi en lui. Et à l’inverse, à en croire quelqu’un exprime notre doute sur lui. Il en va de même sur l’expression croire que qui retire toute certitude à nos paroles. Seul, croire marque l’adhésion volontaire, la foi. Quant à croire à et croire en, ils soulignent la confiance. Mais alors, comment croire ? Face à ces injonctions paradoxales, et si le problème était finalement de croire, tout simplement ?

  1. Croire unit et crée du lien entre les hommes

La croyance prend tant de formes. L’opinion d’abord, que l’on résume souvent à un avis qui fluctue dans le temps. Platon disait que l’opinion est une présomption de vérité : je n’ai pas toujours la possibilité de démontrer ce que j’avance, mais j’y crois. Le problème est posé dans la définition même : indémontrable, « l’opinion a en droit toujours tort » disait Bachelard. La conviction ensuite, plus ferme, repose sur un processus raisonné. La foi enfin, si forte que la certitude l’emporte parfois sur la raison. Pour Kant, opinion et foi s’opposent sur la démontrabilité : l’opinion peut être à un moment vérifiée, tandis qu’on ne peut savoir si l’objet de la foi existe ou est vrai. Dans tous les cas, croire permet de répondre au désir des idées immuables et éternelles du Vrai, tel que l’envisageait Diotime.

A partir de là, on peut comprendre pourquoi croire unit. La force des religions comme du politique trouve son fondement dans la croyance, autour d’un personne ou d’un message. La croyance et la confiance politiques sont finalement au cœur des pensées légalistes. Dans Leviathan, Hobbes insiste sur la croyance des individus dans le monarque pour les défendre et les protéger, y compris d’eux-mêmes. Dans Du contrat social de Rousseau, là-aussi, les individus doivent avoir confiance dans l’Etat pour renoncer à une partie de leurs libertés pour vivre plus sereinement. C’est à partir d’une allégeance commune au politique que se forme la communauté nationale. Dans un sens, la science repose aussi sur l’union autour des convictions, nommées paradigmes. Ils sont unanimement acceptés dès lors qu’ils n’ont pas encore été invalidés, mais qu’ils sont falsifiables, réfutables.

Au quotidien, croire, avoir confiance est indispensable, et ce tant en soi que dans les autres. Il ne peut y avoir de relation humaine sans une confiance préalable, aussi faible soit-elle. Si la méfiance et la défiance étaient généralisées, la société s’effondrerait sur ses propres bases. Prenons l’exemple de l’amitié, que Kant définit comme « la pleine confiance que s’accordent deux personnes qui s’ouvrent réciproquement l’une à l’autre de leurs jugements secrets et de leurs impressions » (Fondements de la métaphysique des mœurs), tout en nuançant : « les hommes ont tous des faiblesses qu’ils doivent cacher même à leurs amis. Il ne peut y avoir de confiance complète qu’en matière d’intentions et de sentiments, mais la convenance nous commande de dissimuler certaines faiblesses » (Leçons d’éthique).  

  1. Croire pour mieux détruire

Cette confiance a cependant un revers : à force de considérer comme fiables les autres, l’on risque de plaquer sur eux des comportements attendus, « prévisibles et calculables » pense Nietzsche qui voit dans l’éducation la possibilité saisie par la morale pour réduire à néant l’individualité. Autrement dit, attribuer à autrui sa confiance risque de nier sa liberté. En effet, si l’on fait confiance à une personne, c’est qu’elle a fait ou dit quelque chose qui nous rassure. Elle est donc parfois réduite à ce quelque chose, qu’elle doit reproduire pour demeurer fiable. Et cela vaut du collègue de travail au grand amour.

Croire peut aussi atteindre des niveaux plus négatifs. La superstition défie ainsi la raison en faisant appel au surnaturel, tandis que la crédulité se résume à l’absence de raison, à une porosité à tout fait ou discours, aussi aberrants soient-ils. Mais, bien sûr, la croyance la plus dévastatrice est le fanatisme, en tant que « comportement, état d’esprit d’une personne ou d’un groupe de personnes qui manifestent pour une doctrine ou pour une cause un attachement passionné et un zèle outré conduisant à l’intolérance et souvent à la violence » (CNRTL).

Croire sans douter, c’est non seulement prendre le risque de commettre des erreurs, mais aussi d’attirer à soi la destruction et la désunion. Si l’Etat ne peut subsister que si la confiance est de rigueur, Hannah Arendt a montré combien politique et vérité sont antinomiques. En clair, l’ère des faked news n’a rien de surprenante, elle est simplement le symptôme de la démocratie et de ses dysfonctionnements :

 

C’est cette fragilité qui fait que, jusqu’à un certain point, il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le mensonge possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés.

Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine

La croyance poussée à son extrême mène in fine à l’interruption de jugement, et marque la banalité du mal, telle que l’a montré Milgram et son expérience. A tant avoir confiance dans – croire en – l’autorité ici représentée par le chercheur en blouse blanche, les cobayes n’ont majoritairement plus fait appel à leur libre arbitre, quitte à envoyer d’hypothétiques impulsions électriques à leurs pairs, impulsions qui leur auraient été fatales. Cette liberté individuelle, notamment de penser et de raisonner, est altérée par la croyance, mais pas uniquement. Pour citer Gildas Richard :

 

Elle [la liberté] peut, en d’autres termes, s’affaisser en contingence : c’est ce qu’ont bien suggéré et bien compris toutes les thématiques du « divertissement » [de Pascal], de la « déchéance » [d’Heidegger] ou de la « mauvaise foi » [de Sartre], montrant chacune à leur manière la liberté succombant sous son propre poids ; mais il dépend précisément d’elle, et d’elle seule, que cet affaissement se produise. 

A qui faire confiance alors ?

  1. Conclusion : croire avec raison ou ne plus croire ?

La solution semble tellement évidente : il faut croire, avec raison. C’est-à-dire à la fois faire appel à la raison dans sa croyance, mais aussi croire avec modération. C’est ce que tente tant bien que mal d’inculquer l’école, sans y parvenir parfaitement.

Alors une dernière voie semble s’ouvrir, celle de ne plus croire. Le « Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? » de Günther Anders nous y fait penser, sans sombrer dans le à quoi bon. Accepter de ne plus croire, c’est finalement accepter la complexité du monde, des autres et de soi, et d’aller de l’avant malgré l’incertitude et le risque. Une version moderne du doute cartésien, sans doute

Bibliographie

    • Arendt Hannah, Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine, Calmann-Lévy, 1972
    • Bachelard Gaston, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1993
    • Boudon Raymond, Effets pervers et ordre social, PUF, 2009
    • Heidegger Martin, Être et Temps, Gallimard,‎ 1986
    • Hobbes, Leviathan, Folio, 2000
    • Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Le Livre de Poche, 1993
    • Kant, Leçons d’éthique, Livre de Poche, 1997
    • Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, 2006
    • Kuhn Thomas, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972
    • Milgram Stanley, Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, La Découverte, 2017
    • Nietzsche Friedrich, La généalogie de la morale, Gallimard, 1971
    • Pascal, Pensées, Bordas, 1976
    • Platon, Ménon, Flammarion, 1999
    • Platon, Le Banquet, Flammarion, 2016
    • Popper Karl, Unended Quest: An Intellectual Autobiography, La Salle, 1985
    • Richard Gildas, « De la confiance », L’enseignement philosophique, mai-juin 2000, 50e année n°5
    • Rousseau, Du contrat social, Flammarion, 2011
    • Sartre Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 199